Lorsque l'ancien vice-président américain Al Gore et le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ont obtenu le prix Nobel de la paix en 2007, le glacier groenlandais d'Ilulissat aurait tout autant mérité de figurer avec eux sur la liste des lauréats. Depuis trois ans, ce glacier situé à quelques centaines de kilomètres au nord du cercle polaire, sur la côte ouest du Groenland, qui est le plus gros producteur d'icebergs de l'hémisphère Nord et l'un des plus rapides, est devenu une arme essentielle de la "diplomatie climatique" que pratique le Danemark, hôte dans tout juste un an de la conférence internationale sur le climat qui débouchera - en principe - sur un nouveau traité faisant suite à celui de Kyoto
Cela ne se fait pas sans grincements de dents. Des fournées de personnalités politiques du monde entier ont été emmenées par Connie Hedegaard, ministre conservatrice danoise du climat, afin de voir "de leurs yeux" le changement climatique. A juste titre, serait-on tenté de dire, tant le spectacle qu'offre le fjord rempli d'icebergs aux formes et aux dimensions exceptionnelles ne peut laisser personne indifférent, même si de courtes visites ne permettent pas de voir à l'oeil nu le moindre changement, tant celui-ci ne peut s'observer que sur la durée.
En hiver, à Ilulissat, 4 500 habitants, on ne croise dans les rues enneigées que des personnes qui tirent derrière elles des phoques abattus sur la banquise. Les responsables politiques étrangers viennent entre mai et septembre. A une heure de marche à peine du centre, le fjord s'étale. Là-bas, au loin vers l'est, invisible à l'oeil nu, le front du glacier, à plus d'une quarantaine de kilomètres. Depuis 2004, il est classé au Patrimoine mondial de l'Unesco. Certains icebergs qui se détachent sont tellement monumentaux, faisant jusqu'à 1 000 mètres de hauteur, qu'ils restent coincés dans le fjord des années avant de rejoindre la baie de Disko, puis la mer.
La légende dit que c'est un iceberg d'Ilulissat qui a coulé le Titanic. Dans l'aristocratie des glaciers, il appartient donc au gotha, même si son succès actuel tient plus à la présence dans cette petite ville d'un aéroport et d'une infrastructure hôtelière qui en fait la première destination touristique du Groenland. C'est aussi la raison pour laquelle la ministre danoise du climat a jeté son dévolu sur ce site voici quelques années.
En 2004, alors qu'elle était toute fraîche ministre, Connie Hedegaard avait assisté à une conférence de l'ONU . "J'ai pensé : "Mon Dieu, il ne se passe pas grand-chose", raconte-t-elle. Et comme responsable politique, vous voyez que tout est très compliqué, avec tous ces techniciens." L'un de ses conseillers confie : "En tant qu'ancienne journaliste, elle voulait voir des résultats. Elle bouillait d'impatience."
C'est elle qui a donc eu l'idée d'utiliser le Groenland, un territoire autonome dépendant du Danemark, pour montrer que le réchauffement climatique, dont l'effet est plus important encore en zone arctique, est une réalité palpable. Et mobiliser ainsi les responsables politiques mondiaux. "On emmène aussi les meilleurs spécialistes, capables de parler clairement, et on donne la possibilité aux politiques de conserver une image claire, dit-elle. Si vous emmenez un responsable politique là-bas en combinaison sur un bateau et qu'il voit de ses yeux le glacier qui rétrécit, c'est la meilleure façon de le convaincre que le changement climatique est en cours."
Depuis, les responsables politiques se sont succédé, parfois pour quelques heures, le temps de voir, de se faire prendre en photo devant les icebergs. "Avant, les gens venaient ici et on devenait célèbre, explique un Danois qui travaille depuis longtemps dans l'industrie locale du tourisme. Maintenant, les gens viennent ici pour devenir célèbre."
Le sénateur John McCain, Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, Hubert Védrine, Jean-Louis Borloo, José Manuel Barroso, Angela Merkel, tous sont revenus convaincus qu'"il se (passait) quelque chose". Le glacier d'Ilulissat s'est transformé en un salon postmoderne exclusif.
Chacun tente d'en tirer parti. Lors de la visite du président de la Commission européenne, les pêcheurs de flétan, un poisson très apprécié ici, sont venus en délégation raconter qu'à cause du changement climatique, le flétan avait quasiment disparu. L'administration groenlandaise de la pêche, à Nuuk, a dû rectifier le tir : le flétan avait plutôt été victime de surpêche.
Depuis cet automne, une autre controverse a éclaté. Rien d'anormal en soi dans le monde scientifique où les hypothèses se succèdent jusqu'à ce qu'elles soient contredites. Mais dans le cas présent, la forte valeur politique ajoutée a rendu la discussion sensible. La fonte accélérée du glacier ne serait en fait pas due à un réchauffement de l'atmosphère, mais au fait que le courant marin local aurait laissé entrer bien plus d'eau chaude que la normale.
"Depuis le milieu des années 1990, la température de l'océan a augmenté de 1 degré. Et la retraite du glacier a commencé à s'accélérer en même temps. On a constaté le même phénomène sur la période 1925-1970, note Mads Ribergaard, de l'Institut danois de météorologie. Notre conclusion est qu'il est très difficile d'être catégorique. Il est clair que la retraite du glacier s'est accélérée depuis quinze ans, mais la question est : pourquoi ? Il n'est pas certain que le réchauffement de l'océan soit lié au réchauffement de l'atmosphère. L'eau que nous avons mesurée est profonde, à moins de 200 mètres, et elle n'est pas en contact avec l'atmosphère."
Spécialiste de la calotte glaciaire, Dorthe Dahl Jensen, de l'Institut Niels-Bohr, s'est rendue dix fois à Ilulissat en quatre ans pour accompagner ministres et institutions. "Depuis 2003, le glacier a reculé de 10 kilomètres et le phénomène s'accélère".
A chaque visite, elle martèle la même chose et la controverse ne la dérange pas : "Le message que je fais passer aux responsables politiques est que la calotte glaciaire du Groenland réagit au réchauffement et que ce qui se passe ne peut être ignoré car, quand la calotte est affectée, cela a une forte implication sur l'élévation du niveau de la mer, et donc sur les populations qui vivent le long des côtes. Et le message passe."
Connie Hedegaard est restée ferme sur ses positions : "Ce que l'on dit maintenant, c'est que la recherche est toujours en cours, et qu'il peut y avoir différents facteurs qui influent." Le glacier va demeurer une arme de prédilection dans la diplomatie climatique danoise.
Le ministère prépare activement la liste des invités de l'été 2009, dans l'intention de peser de façon déterminante sur la conférence de Copenhague, dans un an. Le nouveau président américain , Bariack Obama , serait bien sûr l'invité de rêve.
D'apres " l'Immonde "