Publié le 31 Mai 2011
J'avais consacré il ya quelques jours un article complet , digest de ce que j'ai écrit sur ce dossier dans ce blogue , à la reconnaissance par le parlement Géorgien d'un prétendu " génocide Tcherkesse " . Fedor Loukianov vient d'y consacrer un op-ed sur le site de Ria Novosti
Le parlement géorgien a officiellement reconnu le génocide des Tcherkesses dans l’Empire russe, et le président du comité du parlement géorgien pour la Défense et la Sécurité, Guivi Targamadze, a proposé de ne pas s'arrêter là et de soulever la question du génocide d’autres peuples du Caucase du Nord. La raison politique et l’objectif des démarches de Tbilissi sont faciles à comprendre. Toutefois, on est en droit de se demander si le gouvernement géorgien évalue correctement les risques potentiels.
Depuis la "guerre de cinq jours" entre la Géorgie et la Russie (août 2008, ndlr), les relations entre les deux pays n’ont pas été rétablies mais la situation est néanmoins stable. Même les observateurs européens reconnaissent officieusement que le déploiement de troupes russes en Ossétie du Sud et en Abkhazie a renforcé la sécurité dans la région: les provocations dans les zones frontalières ont cessé. Le statut quo établi est de facto reconnu par tous, quand bien même sa reconnaissance de jure n’est pas à l’ordre du jour et ne sera pas examinée d'ici un bon moment.
L’espoir de la Russie de voir le régime de Mikhaïl Saakachvili s’effondrer rapidement s’est avéré faux. Dans un certain sens, il a su exploiter la défaite à son profit: les sponsors occidentaux ne pouvaient pas refuser d’accorder à la Géorgie leur soutien politique et surtout financier, même si leur attitude envers le président géorgien en exercice est devenue nettement moins enthousiaste. Cependant, Mikhaïl Saakachvili a déjà surmonté son isolement relatif: dès 2010 ses contacts avec les pays occidentaux ont été rétablis dans leur intégralité.
Un autre problème s’est pourtant posé au régime de Tbilissi: l’intérêt pour le thème géorgien baisse partout en Occident. La hiérarchie des priorités des Etats-Unis et de l’Union européenne a considérablement changé, en partie en raison des événements dans d’autres régions du monde, et en partie à cause des problèmes internes dans ces pays. Or, l’intérêt de l’Occident constitue l’atout majeur de la Géorgie sur le plan de sa politique étrangère et de son économie, et le gouvernement géorgien fait un choix tout à fait logique lorsqu’il s’efforce de le consolider. Cependant, le seul moyen objectif de mobiliser cet intérêt est de générer un conflit avec Moscou.
Le gouvernement géorgien ne dispose que d’un seul moyen d’exercer une pression sur la Russie, et il le doit au désir de Moscou d’adhérer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). De ce fait Tbilissi est en mesure de se permettre un certain marchandage avec Moscou, mais il ne s’étend pas aux questions cruciales, car la marge de manoeuvre est étroite pour la Russie: elle ne reviendra jamais sur la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. La Russie préférera renoncer à l’adhésion à l’OMC plutôt que de faire des concessions sur des questions de principe. Toutefois, en bloquant obstinément l’adhésion de la Russie à l’OMC, la Géorgie ne gagne pas de points supplémentaires en Occident. Au contraire, les Etats-Unis et l’Union européenne recommandent à la Géorgie de ne pas s’entêter, car si la Russie rejoint l’institution commerciale, ces pays en profiteront également.
Au cours de la période qui a suivi l’effondrement de l’URSS, le thème du génocide est devenu un outil politique très utilisé. Cependant, jusqu’à présent, le processus de reconnaissance de l'extermination physique des populations en raison de leurs origines ethniques a toujours été initié par des représentants des peuples victimes de ces actes, à savoir les Arméniens, les Ukrainiens qui évoquaient l'Holodomor (littéralement "extermination par la faim", désigne la grande famine en Ukraine de 1932-1933), les Polonais en raison du massacre de Katyn, les Ossètes après les bombardements géorgiens de leur capitale Tskhinvali, et les Géorgiens qui accusaient l’Abkhzie (sans me prononcer sur le bien-fondé de toutes ces accusations, je ne fait que les énumérer). Or, en l’occurrence, l’initiative appartient clairement à un pays tiers, à savoir la Géorgie, alors que ce genre d’idées a cours au sein de la diaspora tcherkesse elle-même. (Il est à noter dans ce contexte que les autorités russes ont toujours tourné le dos à ce problème à force d'ignorer, ou de faire semblant de ne pas comprendre, l’importance de son règlement).
Le Caucase du Nord est la région russe la plus explosive et la plaie la plus douloureuse de Moscou. Le gouvernement géorgien a certainement agit à dessein en le choisissant comme cible. Par ailleurs, en soulevant la question de tout génocide, on est sûr de provoquer une résonance internationale et, de ce fait, attirer une attention accrue en raison des particularités inhérentes à la sphère informationnelle moderne et de l’expansion de l’idéologie humanitaire. Par ailleurs, en l’occurrence il est question de territoires directement adjacents au site des futurs Jeux Olympiques de Sotchi de 2014; qui plus est, la méthode de mise à contribution de conflits de ce type a déjà été testée au Tibet, à la veille des Jeux Olympique de Pékin.
Cependant, il semble que Tbilissi ne soit pas entièrement conscient des effets secondaires de cette arme délicate qui pourrait se retourner contre la Géorgie elle-même. Premièrement , la destabilisation du Caucase du Nord apportera probablement une certaine satisfaction aux politiques géorgiens, mais la Géorgie n’est point à l’abri de ce qui se déroule le long de ses frontières. La guerre en Tchétchénie a causé pas mal d’ennuis à la Géorgie voisine, qui, de surcroît, n’était pas en mesure à l’époque d’empêcher les militants tchétchènes de déferler sur son territoire. L’aggravation de toute confrontation aura le même effet, et étant donné que la situation internationale s’est considérablement dégradée et embrouillée depuis, les conséquences de ces événements sont difficiles à prévoir.
Deuxièmement, Moscou est peu susceptible de rester impassible face aux coups de pied de Tbilissi dans la fourmilière nord-caucasienne. Les responsables géorgiens interrogés sur les risques de cette politique répondaient souvent que la Géorgie est déjà au plus mal avec la Russie qui l'a amputée d'un tiers de son territoire. Ce n’est pas forcément exact. La Géorgie n’est pas un pays monoethnique et l’existence sur son territoire d’enclaves, par exemple, arméniennes et azerbaïdjanaises signifie qu’une riposte dans ce sens n’est pas à exclure. Certes, ce n’est pas la Russie qui joue le premier rôle, mais toute société complexe (or, les relations interethniques au sein de la Géorgie actuelle ne sont pas parfaites, sans toutefois être explosives) est réceptive à une influence extérieure.
En partant de l’idée que l’objectif de Tbilissi est d’attirer l’attention internationale, l’éventuelle riposte de Moscou apporterait probablement de l'eau à son moulin, ne serait-ce que sur le plan tactique: ce serait une occasion pour la Géorgie d’invoquer la protection des pays occidentaux contre la Russie. Toutefois, il s’agit là encore d’un jeu extrêmement risqué dont l’issue est imprévisible. Même en admettant que les Etats-Unis (étant donné le déclin politique de l’Europe, on peut ne pas la prendre en considération) se montrent à l’avenir plus disposés à s’exposer à des dangers afin de secourir la Géorgie qu’ils ne l’ont été en 2008, l’escalade du conflit pourrait survenir à un moment où l’Occident aurait d’autres chats à foutter. D’autant plus que le développement de la situation internationale peut réserver des surprises à tout moment.