Jean Géronimo : "La pensée stratégique russe : entre réforme et inertie"

Publié le 8 Juin 2011

Jean Geronimo vient de m'envoyer un exemplaire de son ouvrage "La pensée stratégique russe : entre réforme et inertie" . Je l'en remercie . Comme il est signalé dans ce résumé , la question de la centralité de l'arme nucléaire dans la pensée stratégique Russe est largement abordée . Cette centralité a été renforcée à l'aune du retour d'expérience des exercices Zapad 1999 et l'auteur souligne avec raison que les appels à une dénucléarisation de la part de l'administration Obama et des MAE et analystes Scandinaves qui s'expriment sur The Barents Observer ne sont qu'un piège destiné à imposer à la Russie la supériorité Occidentale dans le domaine des armements conventionnels .

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Le résumé est suivi par une interview de l'auteur par Christian Bouchet .

Résumé de l'ouvrage

La disparition de l'Union soviétique, le 25 décembre 1991, au crépuscule d'un siècle désenchanté, ne fut pas seulement la « plus grande catastrophe géopolitique du siècle », pour reprendre la célèbre affirmation de V. Poutine. Elle marque, en effet, une rupture politico-psychologique profonde et déstabilisante dans l'inconscient-imaginaire du peuple russe. Elle marque, aussi, une rupture radicale dans la pensée stratégique russe, contrainte de quitter une vision trop idéologique d'un monde bi-polaire figé dans l'équilibre nucléaire de la terreur, pour une appréhension plus réaliste des menaces majeures grevant sa proche périphérie, issues d'Asie et d'Occident.

L’inflexion de la politique étrangère et stratégique russe a été, à l’origine, impulsée par V. Poutine, à l’amorce de la décennie 2000. Sur la base d’une vision plus eurasienne des intérêts de la Russie, cette dernière reprend les grandes orientations d’E. Primakov, en charge de la politique extérieure russe sur la période 1996-1998 et très attaché, dans ce domaine, aux vieux principes soviétiques. Pour Moscou, il s’agit alors de conduire une politique multi–vectorielle visant à créer un axe eurasien rééquilibrant les rapports de force internationaux. Ces derniers, comme l’a dénoncé à plusieurs reprises V. Poutine – puis D. Medvedev, à partir de 2008 – sont, en effet, historiquement asymétriques au profit de l’axe Etats-Unis/Otan. Cela explique la permanence de la revendication russe sur la nécessité d’un monde multipolaire, plus démocratique, contre l’unipolarité actuelle de l’ordre mondial libéral. Mais cela explique, surtout, le maintien de surprenantes inerties soviétiques dans le positionnement stratégique de la Russie moderne, de nouveau avide d’exister sur le plan international, en tant qu’acteur majeur et influent. L’atome, de ce point de vue, a un rôle privilégié.

Entre réforme et inertie, la Pensée stratégique russe maintient, en effet, la centralité de l'atome militaire, à la fois comme levier de son identité géopolitique, de la défense de ses intérêts nationaux élargis à sa périphérie post-soviétique (CEI) et, en définitive, de son retour comme grande puissance sur la scène mondiale. Dans la filiation de l'atome « rouge », héritée de son passé soviétique, la Russie post-communiste se retrouve donc face à de nouveaux défis, au coeur de l'Echiquier eurasien et face à l'Amérique, structurellement guidée par la ligne « anti-russe » de Z. Brzezinski – ancien conseiller à la Sécurité du président Carter et, aujourd'hui, conseiller d'Obama. Pour Brzezinski, il s’agit d’empêcher le « retour russe », quel qu’en soit le prix.

Dans le contexte d'une conflictualité latente, ressurgie des méandres de la Guerre froide, et menaçant la stabilité de l'espace post-soviétique, dont la dimension stratégique est renforcée par son potentiel énergétique, la Russie moderne mène une stratégie de reconquête régionale impliquant, d'abord, la sécurisation de sa ceinture périphérique et, ensuite, la sortie de son isolement politique fondé sur l'encerclement. Cette configuration incertaine a conduit à l'émergence d'une forme atténuée de Guerre « tiède », centrée sur le contrôle économique et politique de l'Eurasie post-communiste, dans le cadre d'une partie d'échecs stratégique entre russes, américains et chinois. Dans ce schéma, les républiques de l'ex-URSS deviennent les enjeux centraux d'une lutte d'influence et au-delà, selon l'expression de Brzezinski, les « pivots géopolitiques » des stratégies offensives menées par des leaderships ambitieux.

Tendanciellement, et en dépit du récent rapprochement russo-américain, célébré par le sommet Otan-Russie de Lisbonne de novembre 2010, le discours stratégique russe réformé reste imprégné d'une forte préoccupation sécuritaire, exprimé par le rôle prioritaire de la dissuasion nucléaire – indépendamment de la couleur politique des administrations russe et américaine. Autrement dit, et contrairement à la promesse illusoire de F. Fukuyama d'une « fin de l'histoire » libérale, porteuse d'une paix éternelle, la Russie est contrainte à une veille stratégique, à l’échelle de l’Eurasie.

Cela explique que, dans la nouvelle doctrine militaire russe, élaborée en février 2010, l’Otan reste définie comme la menace n° 1. Un an plus tard, en février 2011, la nouvelle stratégie militaire américaine réitérait sa volonté de préserver son leadership économique et militaire pour la prochaine décennie. De manière implicite, cette option présuppose le maintien de sa politique manipulatoire et d’ingérence dans les Etats « pivots » de l’ex-URSS, ciblés par la ligne Brzezinski. Pour l’heure, et dans le cadre d’une stratégie préventive, l’administration Obama cherche à contrôler – via le soft power – les puissances « sensibles » au moyen de la création ou de la réactivation de partenariats (Conseil Otan/Russie, Partenariat pour la paix), d’alliances (Otan) et de traités politico-militaires (traité START II).

Dans ses grandes lignes, la politique de la puissance américaine vise à contrer les orientations stratégiques des leaderships menaçant sa domination eurasienne, considérée comme le levier de la stabilité mondiale, au nom de sa « destinée manifeste ». Dans cette optique, le bouclier anti-missile américain ABM, à vocation de plus en plus mondiale, apparaît comme un instrument privilégié du verrouillage de la ligne stratégique russe.

En définitive, la tendance d’une Otan globale à élargir sa zone de responsabilité et à poursuivre son extension vers l’ancienne zone communiste, autrefois sous influence russe, apparaît comme le vecteur d’une stratégie d’encerclement dangereusement resserrée autour de Moscou. Troublante inertie, ressurgie des abîmes de la Guerre froide.

Jean Géronimo

Docteur - Chercheur en Economie,

Université Pierre Mendès France, Grenoble II

Spécialiste et expert sur les questions de la Pensée économique et stratégique russe.

Mail : Jean.Geronimo@upmf-grenoble.fr

Enseignant à l’Université de Grenoble, Jean Géronimo est un géopoliticien de premier plan. Il vient de publier un ouvrage sur la pensée stratégique russe et, à cette occasion a accordé au magazine Flash l’entretien dont nous publions ci-dessous des extraits.

Christian Bouchet : Jean Géronimo qui êtes vous ?

Jean Géronimo : Je suis Docteur, chercheur en économie, spécialiste et expert sur les questions de la pensée économique et stratégique russe. Je suis localisé à l’université Pierre Mendès France de Grenoble II. Je suis régulièrement publié dans des revues et sites géopolitiques français, russes (et de la CEI) et italiens.

Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire La Pensée stratégique russe entre réforme et inertie ?

Depuis ma thèse de doctorat intitulée « Rôle et légitimité du Parti communiste dans la régulation du système soviétique », j’ai énormément lu et appris sur la « question russe ». J’ai eu la chance de croiser des soviétologues de renom, de très grands intellectuels français, experts de la Russie. Cela a nourri ma passion, ma curiosité pour comprendre la nouvelle société qui naissait sous nos yeux. J’ai essayé de dévoiler ce que d’autres n’ont pas voulu ou pu faire : l’implicite et les enjeux cachés du « retour russe », ainsi que les ressorts de sa stratégie internationale. J’ai voulu aussi montrer la survie de pratiques soviétiques dans la conduite de la politique extérieure et stratégique russe. Par exemple, montrer le rôle persistant de la force nucléaire dans le positionnement international de la Russie.

Pour moi, la chute de l’URSS, en décembre 1991, n’est pas la mort des valeurs « soviétiques ». Celles-ci se maintiennent dans les réflexes, les repères et le comportement des dirigeants de l’actuelle Russie. Ces valeurs sont profondément ancrées dans la culture et l’inconscient-imaginaire du peuple russe. D’où l’existence d’« inerties soviétiques ».

D’où vient cet intérêt tout particulier pour la Russie ?

Cet intérêt remonte loin, à ma classe de terminale du Lycée Champollion de Grenoble dans les années 1980, à l’époque de l’URSS. (…) Par la suite, la soutenance en 1998 de ma thèse de doctorat sur l’économie soviétique et la rencontre de spécialistes de la Russie m’ont amené à analyser la configuration post-Guerre froide des rapports de force internationaux. Je me suis notamment interrogé sur l’idée de l’émergence d’une Guerre tiède, forme atténuée de la Guerre froide, ancrée dans la périphérie russe et centrée sur des variables spécifiques (contrôle des sources et circuits énergétiques, des zones économiques stratégiques ; extension des zones d’influence via le « soft power » ; constitution d’espaces sécuritaires…).

Mais pourquoi diable défendre la Russie ?

La Russie est un monde à part, dont le comportement est souvent mal compris, parce que le plus souvent perçu avec des a-priori négatifs hérités du passé et repris, aujourd’hui, par une idéologie néo-libérale à vocation hégémonique. Celle-ci, depuis le fameux ouvrage de 1992 de F. Fukuyama, est persuadée d’avoir définitivement gagné la bataille idéologique de la Guerre froide, contre « l’axe du mal » communiste et, pour cette raison, elle a conclu à « la fin de l’histoire ». Le libéralisme serait, désormais, notre seul salut.

Toutefois, dans le prisme occidental, la Russie reste une menace potentielle, désireuse de recouvrer son espace impérial. Une préoccupation américaine a donc été de « contenir » son retour. Dans ce contexte délicat, Vladimir Poutine a eu l’immense mérite d’avoir redressé la Russie, extrêmement fragilisée par la transition désastreuse du post-communisme. Face à l’unilatéralisme de la politique américaine et au « suivisme » européen, il a redonné une fierté et une voix à la Russie. Même si tout n’est pas parfait, il a renoué avec l’idée de la « grandeur russe ».

(…)

Que pensez-vous des éventuels désaccords entre Medvedev et Poutine ?

Il n’a y pas de désaccord sur le fond, mais sur la forme. Les médias occidentaux ont une vision très « marketing » de la Russie et trop souvent, obsolète, nourrie des vieux clichés anti-communistes. Il est normal d’assister aujourd’hui à l’affirmation politique du président Dimitri Medvedev, ce qui provoque certaines frictions avec son premier ministre Vladimir Poutine. C’est un bien pour la Russie. Cela montre aussi, que, quoi qu’on en dise, il y a du débat et du pluralisme en Russie, même au plus haut niveau de la direction politique du pays. L’opposition de deux personnalités de ce type, si elle reste en deçà des seuils « tolérables », nourrit le progrès de la démocratie en Russie. Ces deux leaders ont tous deux, comme projet central, la réhabilitation de la Russie sur la scène mondiale. Ils veulent aussi faire de la Russie un État moderne, qui soit une véritable démocratie politique et économique, donnant une chance à tous les russes. Tous deux veulent rééquilibrer l’ordre mondial au profit d’un axe eurasien, dont feraient partie la Chine, l’Europe et la Russie. D’où la volonté des dirigeants russes de créer des structures économiques et sécuritaires communes avec l’Europe, ainsi que d’étendre les axes de coopération avec la Chine. Ils savent que ce rééquilibrage implique une remise en cause de l’hégémonie américaine.

Que pensez-vous du récent rapprochement entre l’OTAN et la Russie ?

Ce rapprochement n’est que de pure forme et de toute façon, il est guidé par l’administration américaine. Il s’agit d’un rapprochement « stratégique » dans la mesure où il satisfait, pour l’heure, les intérêts de deux parties (projet anti-missiles ABM, traité de réduction nucléaire START, réactivation du conseil OTAN/Russie, coopération militaire en Afghanistan).

Tout se joue en Asie centrale. Cette région regorge de ressources énergétiques et présente un intérêt géopolitique évident, en tant qu’ancienne partie de l’Empire soviétique. Aujourd’hui, la guerre d’Afghanistan menace les intérêts américains et russes, dans la mesure où elle favorise le développement du « terrorisme international », de l’économie de la drogue et de la « menace islamiste », selon le terme officiel. Pour stabiliser la région, menacée par une contestation nationaliste et ethno-religieuse croissante, toutes les parties doivent s’entendre et faire des concessions. Il s’agit d’un pacte tacite, expliquant l’ouverture de l’espace russe aux Occidentaux et l’implantation de bases américaines ou otaniennes dans la périphérie russe, au nom de la lutte contre le « terrorisme » ou contre les « mafias de la drogue », par exemple. La Russie redoute un embrasement de la région et, en ce sens, la présence militaire occidentale est utile pour sa sécurisation – ce qui, au passage, économise les forces de Moscou. Mais la réalité est que l’encerclement continue.

L’encerclement ?

Oui, d’une part, depuis la fin de la Guerre froide, l’OTAN a poursuivi son extension à la zone post-soviétique, sanctionnée par l’implantation de bases militaires. D’autre part, le Partenariat pour la paix (PPP) de l’OTAN permet aujourd’hui une forme de contrôle soft sur les ex-républiques soviétiques, via leur participation à des programmes communs. Enfin, l’administration américaine poursuit son « cooptage » des États-pivots de l’ancien espace soviétique, suscitant la colère et l’incompréhension de Moscou, historiquement liée à son « étranger proche » qu’elle considère comme son pré-carré. Cet encerclement de plus en plus resserré autour de Moscou tend, sur le long terme, à nourrir une forme de conflictualité latente, qui ne demande qu’à exploser. La Russie est donc condamnée à une veille stratégique permanente, au cœur de l’Eurasie.

L’idée, avancée par le géopoliticien yankee Parag Khanna, d’un monde futur dominé par trois grandes puissances (USA, Chine, Europe) et dans lequel la Russie ne pèserait plus est-elle crédible à vos yeux ?

Je ne partage pas cette vision relativement attendue et simpliste, qui ne tient pas compte de la réalité des alliances. Le problème est plus complexe.

D’abord, la Chine et l’Europe font partie des alliés stratégiques virtuels de la Russie (l’axe eurasien), c’est-à-dire des puissances potentiellement mobilisables contre l’Amérique. Dans le futur, la Russie pèsera encore plus grâce à l’arme énergétique, qui reste un facteur de dépendance de la Chine et de l’Europe à son égard.

On remarquera aussi que l’Europe politique n’existe pas et n’existera pas dans un avenir proche, d’autant plus qu’elle ne dispose pas de structures militaires propres et d’une ligne sécuritaire affirmée. Ensuite, la Russie est engagée dans un processus de rattrapage économique et technologique accéléré, qui renforcera les bases de sa puissance, donc son statut international.

Enfin, l’Amérique est en déclin relatif, car elle est de plus en plus concurrencée par les nouvelles puissances émergentes, sur le plan économique et militaire – et elle voit sa dépendance énergétique s’accroître dangereusement, sans parler de son déficit extérieur abyssal. En tant qu’émettrice de la monnaie internationale, qui lui donne un certain pouvoir politique et économique, l’Amérique n’est pas soumise aux mêmes règles et manifeste une certaine insouciance. Mais l’Amérique survit grâce au dollar.

Alors, la Russie peut elle redevenir demain un acteur majeur de la politique internationale ?

À terme, la Russie devrait peser davantage sur la gouvernance mondiale et profiter de sa montée en puissance pour réussir ses renversements d’alliance et accroître son pouvoir dans le nouvel ordre international. Elle a deux atouts majeurs dans sa partie d’échecs stratégique sur l’espace eurasien, menée contre les puissances américaine, chinoise et européenne : l’indépendance énergétique et la puissance nucléaire. De plus, sa croissance économique reste élevée, supérieure aux économies occidentales, et de plus en plus tirée par son développement technologique – ce qui réduit son « gap » avec les économies avancées.

L’objectif avoué de la Russie moderne, repris par le président Medvedev, est de quitter son statut d’économie rentière, fondant le dynamisme de sa croissance sur ses seules ressources énergétiques. Cette configuration renforce l’autonomie de sa stratégie politique sur l’échiquier mondial. La Russie a donc toutes les cartes en mains, pour redevenir, sous peu, un acteur majeur de la scène internationale. Elle y pèsera plus, forcément.

Rédigé par DanielB

Publié dans #La bibliothèque

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