Article original de Jean Cuny sur Geostrategie.com
http://www.geostrategie.com/2948/saigon-alger-tunis-fins-de-regnes-ou-passations-des-pouvoirs
Le dicton populaire veut que « l’histoire ne se répète jamais, elle bégaie » ! Quoi qu’il en puisse être, force est de constater que c’est dans bien les vieux pots que l’on fait les meilleures soupes. Qu’est-ce à dire concrètement ? Simplement que lorsque le mécontentement éclate dans une population, les véritables maîtres du pouvoir ont tôt fait de reprendre les choses en main.
C’est, en tout cas, ce que l’on a pu observer au Sud Viêt-Nam en 1963, en Algérie en 1992 et c’est ce qui vient, apparemment, de se produire en Tunisie. À chaque fois qu’un régime pro-américain est mis en difficulté par des manifestations populaires, à chaque fois que la marionnette de Washington est usée, elle est, rapidement, remplacée par une autre, à l’issue d’un (plus ou moins) habile tour de passe passe.
Petit retour en arrière. En 1963, Ngô Dinh Diêm, président du Sud Viêt-Nam, qui était au pouvoir depuis 1955 avec l’aval du protecteur états-unien, fut renversé par un coup d’État militaire mené par le général Duong Van Minh dit « Big Minh » avec le soutien de la CIA. Diêm, catholique dans un pays majoritairement bouddhiste, était parvenu à faire l’unanimité contre lui. Lorsque, en signe de protestation contre le régime, des bonzes s’immolèrent par le feu, la fameuse « Madame Nhu », belle-sœur de Diêm, qualifia ces actes de « barbecue », ce qui provoqua un scandale fatal à la famille Diêm. [ voir video ]
Le 11 janvier 1992, en Algérie, alors que le FIS (Front Islamique du Salut) était en passe de remporter les élections, la nomenklatura MALGache[1] algérienne s’empara brutalement du pouvoir, avec le soutien de ses petits camarades de l’establishement militaire français. Résultat de ce pitoyable wargame : une bonne décennie de guerre civile, aux métastases encore actuelles (voir, entre autres, l’Aqmi)…
Quant à la Tunisie, il suffit de rappeler que c’est une zone de tensions depuis bien longtemps : dès la fin des années 1970, le pouvoir de Bourguiba apparaissait comme usé et des pions étaient déjà mis en place, en particulier un certain Zine el-Abidine Ben Ali. Celui-ci après avoir fait St-Cyr et suivi le cours de l’école d’artillerie de Châlons-sur-Marne partit parfaire sa formation aux États-Unis à la Senior Intelligence School de Fort Holabird (Maryland), école US de la barbouzerie kakie. À son retour en Tunisie, il épousa en 1964, Naïma, fille du général Kefi et fut nommé chef de la Sûreté militaire. Sans trop de problème, nous retrouvons l’ambitieux officier à la tête de la Garde nationale, en 1977.
Les tensions sont particulièrement importantes dans la zone à cette époque.
Au début de janvier 1980, à l’occasion de la première rencontre à Tripoli des Comités révolutionnaires libyens en Europe, le commandant Jalloud soulignait que « le révolutionnaire engagé qui œuvre pour les masses prend l’initiative de la violence révolutionnaire ».
Quelques jours plus tard, le 26 janvier 1980 se produisit le « coup de Gafsa » : 300 membres de l’Armée de libération tunisienne dirigés par Kasdi Merbah s’emparèrent de la ville de Gafsa qui ne fut reprise par l’armée tunisienne qu’au bout de deux jours de combats, au prix de dizaines de morts et de centaines de blessés.
Les années 80 furent l’occasion d’une ascension fulgurante pour Ben Ali qui devint chef de la Sûreté nationale en 1984, poste qu’il cumula avec celui de ministre de l’Intérieur en 1986, et enfin Premier ministre en 1987, ce qui lui permit de remplacer Bourguiba en novembre 1987 : « the right man in the right place », pour reprendre l’adage anglo-saxon.
Les gouvernements français successifs soutiennent subrepticement ces régimes comme le prouvent par exemples les ventes massives de blé à ces pays : l’Algérie vient de nous acheter 350.000 tonnes de blé, la Tunisie, quant à elle, 100.000 tonnes, ce qui permet aux régimes locaux de maintenir le prix du pain à un niveau acceptable. Dans le même temps, notre énarchie[2] nous explique que le stock de blé de la France est tombé à moins de DEUX millions de tonnes ce qui correspond à 25 jours de consommation et que, par la force des choses, le prix du pain va donc, en France, augmenter de 4 à 5 centimes (le coût du blé représente environ 5% du prix du pain !). Autrement dit, les Français doivent donc se serrer la ceinture pour favoriser le maintien au pouvoir des kleptocraties[3] en place au Maghreb !
Des régimes qu’apprécient, curieusement, les autorités internationales comme le montre le satisfecit dithyrambique que le patron du FMI, Dominique Strauss-Kahn, accordait encore au régime tunisien, le 18 novembre 2008 : « Je m’attends à une forte croissance en Tunisie cette année, la politique économique adoptée ici est une politique saine et constitue le meilleur modèle à suivre pour de nombreux pays émergents. Le jugement que le FMI porte sur la politique tunisienne est très positif et je n’ai pas de crainte pour l’année prochaine. En Tunisie, les choses continueront de fonctionner correctement ».
Quant aux media français, ils se distinguent, as usual, par leur absence totale de professionnalisme et de sérieux. Comme en 1992, ils nous ont resservi la même antienne à peine modifiée : si « le FIS arrive au pouvoir, des centaines de milliers d’Algériens vont se réfugier en France », devenant « si Ben Ali reste, des centaines de milliers de Tunisiens vont venir ici ». Abracadabra ! Curieuse posture, en tout cas, de la part de mass media qui, d’habitude, nous affirment que l’immigration est une « bonne chose pour la France ». À quoi riment de tels cris d’orfraie ? Plus symptomatique, en l’espace de deux jours, Ben Ali est passé du statut de « rempart contre l’islamisme » (mention « Bien », dans la vulgate mondialiste) à celui de « dictateur » (« Pas bien du tout »). Sic transit gloriam maghrebi !
Quant à la « révolution populaire » que certains d’entre-eux évoquent, en parlant de « Gavroche », de 1830 comme le fait Laurent Joffrin dans le journal anarcho capitaliste Libération, rappelons lui qu’après Charles X, est arrivé au pouvoir Louis Philippe Ier, l’idole des milieux d’affaires. Mais cette mention, Laurent Joffrin n’est peut-être pas aussi naïf qu’il veut le laisser croire, est-elle si innocente que cela ? Le nouvel homme à la tête de la Tunisie, pour le moment, Mohammed Ghannouchi est notoirement connu pour ses très bonnes relations avec le FMI, dans la mesure où il participé à de nombreuses négociations avec les institutions financières internationales et l’Union européenne. Difficile, cependant, d’en faire, pour autant, un perdreau de l’année : le personnage est, tout de même membre du Bureau exécutif du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, le parti benaliste au pouvoir) depuis 2002, et en est devenu l’UNIQUE vice-président le 5 septembre 2008.
Notons, par ailleurs, que le nouveau costume taillé à Ben Ali (dictateur) n’est pas sans risques pour l’intelligentsia française. Celle-ci a, de longtemps, été familière des fêtes et des prébendes de la kleptocratie benaliste. Ceci sans parler des rives de la défunte Carthage souvent utilisée à des fins, peu discrètes, de tourisme sexuel, hétéro et/ou homosexuel. Dans le cadre de l’avènement d’un régime authentiquement populaire voyant le jour en Tunisie – ce que nous souhaitons sincèrement à ce peuple – qu’adviendra-t-il des éventuelles requêtes judiciaires (demandes d’interrogatoires, d’extraditions, etc.) que pourrait être légitimement amené à adresser à Paris un (ou plusieurs) magistrat du peuple tunisien ?…
Note(s) :
[1] L'actuelle nomenclature militaire au pouvoir à Alger est issue du MALG – le ministère de l’Armement & des Liaisons générales, soit le Service de Renseignement (SR) de l'ALN, ancêtre de la Sécurité militaire (SM), puis du département du Renseignement & de la Sécurité (DRS). D'où MALGache.
[2] L'immense majorité des hauts fonctionnaires français et de la classe politique hexagonales sont issus de l'Ena (École nationale d'admninistration), sorte d'État dans l'État.
[3] Terme généralement usité pour qualifier les gouvernements algériens successifs, depuis l'éviction de Ben Bella, mais qui s'applique, sans trop de difficulté à la plupart des pays du pourtour méditerranéen.