Interview accordée par Nikolaï Lytchev à RIA Novosti.
La Russie a-t-elle perdu sa crédibilité sur le marché mondial des céréales et quand recommencera-t-elle à exporter des céréales? Interview accordée par Nikolaï Lytchev, rédacteur en chef du magazine Agroinvestor, à RIA Novosti .
- Ces dernières années, la Russie était un fournisseur fiable de céréales pour les pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. Le 15 août, l’interdiction des exportations de céréales est entrée en vigueur. L’embargo sur les exportations nuit-il à la réputation de fournisseur fiable de céréales de la Russie à l’étranger ?
- Je ne dirais pas que la Russie avait une bonne renommée stable sur le marché mondial des céréales ; nous avons plutôt réussi à devenir un partenaire intéressant et prometteur pour beaucoup d’importateurs de céréales. Contrairement aux États-Unis, à l’Union Européenne ou d’autres pays ou régions, nous ne sommes pas encore un exportateur historique. Rappelons que nous n’avons régulièrement approvisionné le marché mondial en quantité importante de céréales que pendant un peu plus de cinq ans mais auparavant, au contraire, nous étions un importateur net de céréales. En fait, nous revenons à ce statut et je ne serai pas surpris par une importation de plus de 5 millions de tonnes de céréales pour cette saison agricole. Au cours de la période ayant précédé la mauvaise récolte actuelle nous étions l’un des exportateurs mondiaux les plus importants, rien de plus.
En un mot, je ne dirais pas que la Russie a eu le temps d’acquérir une notoriété historique. Cependant, l’instauration d’une interdiction des exportations (et surtout la rapidité de son entrée en vigueur, deux semaines après l’annonce de l’embargo sur les exportations par le premier ministre) a été une mauvaise surprise aussi bien pour les acteurs du marché russe que pour la majorité de nos partenaires étrangers. Avant tout, je veux parler des pays tels que l’Égypte et des entreprises importantes de ces pays qui achètent notamment des céréales pour les besoins nationaux. La majeure partie des acteurs du marché n’était pas prête à une évolution aussi rapide des événements, je veux parler des exportateurs et des producteurs agricoles russes ainsi que des acheteurs de céréales en provenance de Russie.
En ce qui concerne la possible détérioration de notre image de fournisseur stable de céréales sur le marché mondial, ces problèmes sont déjà d’actualité. Ce n’est pourtant pas aux acteurs du marché de résoudre ces problèmes mais à l’État à l’origine de ces mesures. Tout d’abord il doit justifier l’embargo sur l’exportation vis-à-vis des importateurs de céréales russes. À ce que je vois, il y a des tentatives de le faire, quand, par exemple, la semaine dernière, le vice-premier ministre Viktor Zoubkov a eu une conversation téléphonique avec les représentants égyptiens. Je pense que ces contacts effectués notamment par le ministère de l’Agriculture, le ministère des Affaires Étrangères et les représentations commerciales russes à l’étranger, devraient devenir permanents. La perception qu’ont nos partenaires de cette interdiction assez soudaine et effective dépendra de l’argumentation et de la justesse avec laquelle nous justifierons la nécessité de l’introduction de cette mesure.
La nécessité, du point de vue de l’État, était impérieuse. Je rappelle que c’est au mois de juillet qu’on a appris qu’une sècheresse à grande échelle en Russie serait inéluctable, que les récoltes de céréales baisseraient de 20-25% alors qu’il y avait prédominance sur le marché national de tendances spéculatives. Les prix des céréales ont commencé à décoller, le prix de la farine a augmenté de plusieurs dizaines de pour cent, dans plusieurs cas le prix du pain a augmenté, sans parler des céréales. Les attentes spéculatives étaient aussi importantes qu’infondées. Ainsi, les producteurs agricoles des régions centrales avec lesquelles Agroinvestor entretient des relations, lors de discussions privées ont évoqué l’année 2008 quand la tonne de blé coûtait 10 000 roubles, ils s’attendaient pour aujourd’hui à un prix similaire et refusaient de vendre les céréales moins cher.
Les minotiers ont leurs propres raisons d’augmenter le prix de leurs produits, les boulangers et vendeurs au détail ont les leurs. Tout cela représente un risque d’un emballement de l’inflation (pour la seule semaine du 10 au 16 août, selon Rosstat, elle a augmenté de 0,2%, alors qu’elle était nulle jusque là), chose que l’État ne peut et ne veut se permettre. Pour cette raison, afin de pallier les tendances spéculatives sur le marché agricole et empêcher l’emballement de l’inflation, l’interdiction sur les exportations de céréales jusqu’à la fin de l’année a été introduite assez rapidement.
On pourrait s’attendre à ce que les producteurs agricoles commencent à vendre activement les céréales et à faire rapidement des bénéfices, mais la majorité d’entre eux préfèrent les garder dans leurs greniers en espérant une poursuite de la hausse des prix des céréales, et qu’elle soit régulière pour la majeure partie de la saison, à défaut de la saison toute entière. Cette stratégie imprévoyante des ventes a conduit à la stagnation du marché. En tout cas pour l’instant, les ventes intérieures des céréales sont à un niveau très bas et se font à un prix pas toujours justifié économiquement. Il faudra du temps pour que les acteurs du marché prennent conscience de la stabilisation des prix et si la vente des céréales ne reprend pas, les producteurs agricoles perdront plus qu’ils ne gagneront. À mon avis, l’État ne se contentera d’être un observateur passif : le gouvernement a déjà averti qu’à chaque instant la vente des céréales du fonds d’intervention, de 9,6 millions de tonnes selon les informations officielles, pourrait commencer. Ces ventes pourraient catalyser la réduction les prix d’achat des céréales et ceux qui ne souhaitent pas en vendre aujourd’hui, dans le meilleur des cas, ne gagneront rien, en tout cas jusqu’à la fin de l’année.
- Dites-nous, s’il vous plaît, quelle sera la situation avec nos concurrents ? Vont-ils, en particulier les États-Unis et les pays de l’Union Européenne, récupérer les débouchés pour nos céréales ?
- Je n’aurais pas formulé la question de cette manière. Le fait est qu’aujourd’hui nos clients n’ont plus le choix d’acheter ou de ne pas acheter les céréales russes. Après tout, les céréales, ce n’est pas du gaz. Il est clair que les acheteurs de céréales russes, surtout l’Égypte, vont chercher une alternative et ils la trouveront. Mais, je vous assure, lorsque l’exportation des céréales sera ouverte, la majorité de nos clients reviendront vers nous car les céréales russes sont parmi les plus compétitives sur le marché mondial selon le rapport qualité/prix. Pendant plus de cinq ans nous avons été des vendeurs de céréales ordinaires, disons alimentaires, tout d’abord de blé, acheté pour compléter les lots de mouture, comprenant des blés de plus haute qualité souvent en provenance d’autres pays. Nous fournissions du blé, disons, de qualité moyenne et durant ces dernières années nous avons occupé précisément cette niche. Rappelons que cette année, dans le cas de l’Égypte, nos négociants ont remporté les appels d’offres les plus importants et les plus intéressants en proposant la tonne de blé à un coût inférieur de quelques dollars par rapport à nos concurrents. Dès l’ouverture des exportations, la Russie reviendra sur ce marché avec, bien sûr, certains préjudices temporaires pour notre image. Nos exportateurs, pour qui il a été si difficile et fastidieux d’établir des contacts avec plusieurs pays qui sont des clients très problématiques et exigeants, par exemple l’Égypte, auront besoin de temps pour rétablir ces relations et ne pas les perdre. La question concerne la date précise de ce retour sur le marché. Je ne serais pas étonné de voir l’embargo sur les exportations se prolonger jusqu’à la fin de cette saison agricole qui se termine le 30 juin 2011.
- Combien de temps les producteurs russes mettront-ils à rétablir leurs anciens contacts ?
- Pour répondre à cette question il faut connaître le délai de l’interdiction des exportations des céréales russes. Et il ne faut pas la poser à un expert mais plutôt aux régulateurs du marché. En supposant que l’interdiction sur les exportations soit levée à partir du 1er janvier 2011, en une saison, une saison et demie, nos exportateurs serait probablement capables de revenir partiellement à leurs positions. Toutefois, cela ne dépendra pas seulement d’eux mais également de la situation des prix sur le marché russe (car l’exportateur gagne sur la différence entre les prix intérieurs et les prix mondiaux), ainsi que des récoltes de 2011, car quelle quantité serons-nous capable d’exporter et pourrons-nous le faire ? Il est clair dès aujourd’hui que par définition la prochaine récolte ne sera pas importante.
- Il s’avère donc que les producteurs russes ont malgré tout une chance réelle de rétablir les exportations de céréales pour la saison suivante ?
- En théorie, oui. Les exportations à grande ampleur pourraient être rétablies pour la prochaine année agricole qui débutera le 1er juillet 2011. Pour cette année, les exportations chuteront considérablement pour ne constituer, selon diverses estimations, qu’entre 2 et 8 millions de tonnes par rapport aux 20 millions de tonnes de la saison dernière.
- Une dernière question : lorsque la Russie reviendra sur le marché international de céréales, qui sera privilégié par les exportations de céréales : les pays qui en achetaient en quantités importantes, comme l’Égypte ou la Turquie, ou d’autres ?
- Il n’y aura aucune priorité et encore moins de privilège car nos céréales sont principalement vendues par des négociants. En Russie, il existe près de 10 négociants importants, dont beaucoup appartiennent à d’importantes entreprises internationales et transnationales, telles que Glencore, Louis Dreyfus etc. Ce sont des échanges commerciaux et là les acteurs obéissent à des intérêts commerciaux. L’acheteur portera sa préférence sur celui qui formulera la proposition la plus compétitive en matière de prix, de quantité, de conditions de livraison et d’autres critères. Si c’est l’Égypte, c’est elle qui sera approvisionné en céréales, si c’est l’Indonésie, elle recevra les céréales. Je le répète encore une fois, l’intérêt d’un négociant est de gagner sur la différence entre les prix intérieurs et ceux d’exportation qui constitue sa marge.
Il existe un négociant gouvernemental en céréales, c’est la « Compagnie céréalière unifiée » qui fournit des céréales en prenant en compte les intérêts gouvernementaux, y compris pour l’aide humanitaire et les contrats intergouvernementaux. Dans ce cas la compagnie n’a pas l’intérêt commercial et ce genre de transactions ne constitue pas sa source de revenus. Elle a principalement un rôle d’institution gouvernementale de développement lors de ce type de livraisons et, en partie aussi, lors d’échanges commerciaux. Malgré la sècheresse et les mauvaises récoltes, personne n’a annulé les objectifs fixés par le président l’année dernière, à savoir augmenter les exportations de céréales dans les 5-7 prochaines années et occuper l’une des premières places sur le marché mondial. L’interdiction est une mesure temporaire, elle sera levée et un jour ou l’autre nous reviendrons sur le marché mondial.
Propos recueillis par Samir Chakhbaz
Liens
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Medvedev orders to control grain supplies between Russian regions
sur les conséquences intérieures . Contrairement à 1998 , l'Etat Russe veille à ce qu'il n' y ait pas de rétention de produits agro-alimentaires entre les régions . La " verticale du pouvoir " institué par Vladimir Poutine rend en outre les gouverneurs moins dependants des lobbies régionaux .
En Février 2010 , le Président Medvedev avait approuvéla nouvelle doctrine de sécurité alimentaire pour la Féderation de Russie
Medvedev approves food security doctrine
"ОБ УТВЕРЖДЕНИИ ДОКТРИНЫ ПРОДОВОЛЬСТВЕННОЙ БЕЗОПАСНОСТИ РОССИЙСКОЙ ФЕДЕРАЦИИ" |
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